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LA POLITIQUE AU QUOTIDIEN: Enquête qualitative

Aminata Touré
Expert en communication

Une enquête qualitative a été réalisée à Dakar pour confronter l’analyse théorique à la perception effective d’hommes et de femmes s’intéressant à la chose politique. L’objectif d’une telle étude est de recueillir l’opinion de Sénégalais et de Sénégalaises impliqués dans la politique ou observateurs de l’actualité politique sur l’hypothèse ou le pari de promouvoir l’éthique politique par une implication qualitativement différente des femmes dans le jeu politique dominé par les hommes. Ainsi, l’enquête a porté sur deux échantillons d’une trentaine de personnes chacun, l’un homogène du point de vue du niveau d’éducation scolaire (qui est néant), l’autre plus hétérogène composé d’hommes et de femmes de niveau d’éducation, de profession, d’occupation et d’opinions diverses. Ainsi, l’étude a concerné des journalistes, des universitaires / chercheurs, des chômeurs, des commerçants, des femmes au foyer, des politiciens appartenant à des partis au pouvoir et dans l’opposition, des responsables d’ONGs et d’agences de développement œuvrant pour la promotion de la femme.

Introduction : De la méthodologie d’enquête

1. L’échantillonnage

D’entrée de jeu, il faut préciser les limites de la méthodologie de l’enquête et la prudence quant à la tentation d’extrapola-tion. Les points de

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vue exposés ne peuvent pas être présentés comme représentatifs de l’opinion car l’échantillonnage repose sur un critère sélectif dominant qui est l’intérêt accordé à la chose politique ou l’implication directe dans l’arène politique pour ce qui concerne l’échantil-lonnage hétérogène sur lequel nous avons essentiellement travaillé. Le choix de ce critère s’explique par le fait qu’il s’agit d’explorer un sujet qui, à notre avis, requiert un minimum de connaissances de l’environne-ment politique pour pouvoir développer un point de vue pertinent en répondant clairement et facilement aux questions posées.

D’autre part, compte tenu du très court délai de réalisation de l’enquête et des moyens affectés à cet effet, nous n’avons pas jugé opportun de travailler sur un échantillonnage probabiliste (tous les individus de la zone de délimitation de l’étude auraient une chance égale d’être enquêté, le hasard étant le seul critère de choix). L’échantillon résultant d’une telle méthodologie de sondage serait représentatif de cette population et les réponses obtenues pourraient par extrapolation être considérées comme « le point de vue des Sénégalais ».

A notre avis, à cette étape-ci, l’intérêt d’une telle étude est davantage d’amorcer un début de réflexion et de baliser des pistes d’action vers la double perspective de promouvoir les mœurs politiques du pays en favorisant une implication positive et valorisante des femmes dans la vie politique.

Néanmoins, dans un souci d’équilibre, nous avons tenu compte dans l’échantillonnage des caractéristiques de distribution de la population en intégrant après le critère sélectif de base évoqué ci-dessus, les critères du sexe (selon une parité égale), de l’âge, de l’éducation et de l’occupation.

Empiriquement convaincues que la conscience populaire fait sienne l’adage « En politique tous les coups sont permis », nous avons tout d’abord voulu avoir un aperçu de la perception populaire de la cohabitation possible entre les concepts « d’éthique » et de « politique ». A cette fin, nous avons sélectionné et en-

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quêté un échantillon-témoin homogène d’une trentaine d’hommes et de femmes tous analphabètes , âgés de 18 à 60 ans, peu impliqués dans la vie politique.

2. La collecte des données

La technique de collecte utilisée a été d’une part l’interview non structuré qui laisse une grande liberté d’expression à l’enquête une fois la problématique exposée, même si les réponses ont nécessité un travail de structuration et de sélection des propos pertinents. Cette technique a été utilisée uniquement en direction de l’échantillon-témoin homogène entièrement composé d’hommes et de femmes totalement analphabètes âgés de 18 à 60 ans et peu impliqués dans la politique (échantillon représentatif à notre avis de la conscience populaire) pour tester la pertinence de notre problématique dans un environnement où politique est communément

I - Du contenu de l’interview non structuré et de l’interview structuré

1. L’interview non structuré

Il s’est adressé à l’échantillon-témoin homogène et a porté sur les questions suivantes :

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  • « Que pensez-vous de l’éthique politique au Sénégal ? ; »
  • « Les femmes sont-elles plus « propres » que les hommes dans ce domaine? »

2. Le questionnaire

En introduction, il présente le contexte politique du Sénégall caractérisé par la transhumance politique, les alliances et mésalliances subjectives et l’achat des voix. Il présente le niveau d’implication des femmes à travers les statistiques sur leur représentativité dans les différentes instances électives (parlement, conseils municipaux et ruraux) et leur place et rôle dans les partis.

Il est structuré autour de cinq questions-thématiques principales :

  • La définition de l’éthique politique et la compatibilité des concepts d’éthique et de politique dans un domaine dont l’enjeu est le contrôle du pouvoir;
  • L’appréciation des mœurs politiques au Sénégal et la responsabilité des hommes et des femmes dans la situation actuelle;
  • L’implication actuelle des femmes dans la vie politique;
  • La capacité des femmes à être porteuses d’une autre manière de faire de la politique;
  • Les stratégies à mettre en œuvre pour que leur implication positive s’accom-pagne d’une rupture dans la pratique actuelle de la politique.

Analyse des résultats

Nous présentons les grandes tendances par thématique, c’est-à-dire les réponses qui sont revenus le plus régulièrement.

1. Définition de l’éthique politique au Sénégal

Au niveau de l’échantillon-témoin homogène que nous avons considéré comme potentiellement représentatif de la conscience po-

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pulaire, la quasi totalité des enquêtés considèrent qu’il est naïf de croire qu’il est possible de faire prévaloir l’éthique dans un domaine où « il est courant de voir des familles s’entre-tuer, des amis se trahir et des pays basculer dans la guerre civile ». Pour illustrer de tels propos, les enquêtes ont beaucoup fait référence aux violences régulières lors des renouvellements d’instances de certains partis, aux attaques mutuelles de certains frères de la même famille confrérique qui ont soutenu des partis différents. Les différentes associations qui ont connu de beaux jours comme « Les amis de Samba », « Les Comités de soutien de l’action de Demba » ont été citées pour souligner leur caractère calculateur et leur disparition rapide dès la tombée en disgrâce du parrain. De même, l’assassinat du Président du Conseil Constitutionnel en 1993 et les événements du 16 février 1994 qui ont enregistré la mort de policiers ont souvent été servis comme exemple de l’horreur où peut entraîner la politique.

Des enquêtés ont avec pertinence rappelé une expression wolof courante très édifiante sur la perception populaire de la politique : les bijoux en pacotille doré pour faire illusion sont communément appelés bijoux de politique, pour dire que la politique c’est l’art de dissimuler le vrai pour vendre le faux.

Pour la grande majorité de cet échantillon, la politique perd toute âme pure qui s’y aventure et le politicien est présenté comme le prototype de l’individu qui concentre toutes les tares. Le caractère fondamentalement machiavélique, voire amoral de la politique serait pour la majorité des enquêtés une raison pour ne jamais s’impliquer dans la vie politique.

« Je ne ferai jamais de la politique car je ne sais pas mentir » a été la phrase la plus énoncée. Lorsque ,pour relancer le débat, l’on demandait si les politiciens étaient tous identiques, invariablement, la réponse a été « oui, seuls les jeunes qui commencent sont propres. Ils ne tarderont pas à être comme les autres quand ils auront le pouvoir. »

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En résumé, on peut constater à partir des réponses données par cet échantillon totalement analphabète qu’il y a une véritable diabolisation de la politique qui se réduirait à un art consommé de travestir la vérité afin de réaliser des objectifs pour lesquels le politicien serait prêt à marcher sur tous les principes moraux. A ce sujet, il n’a pas été fait de distinction significative entre les partis. Le mot parti n’a d’ailleurs pas été utilisé une seule fois comme si tous les politiciens appartenaient à un seul et même parti, celui du machiavélisme, serait-on tenté de dire.

Au niveau des principales réponses de l’échantillon composé de trente individus impliqués ou s’intéressant à la politique, l’éthique se comprendrait selon les définitions suivantes :

Il s’agit d’une certaine façon d’assumer la représentation populaire obtenu en énonçant un discours en phase avec les besoins de la base. L’éthique commanderait que l’homme politique agisse en conformité avec des intérêts collectifs et qu’il rende compte de l’exercice de cette charge de représentation à ses mandants ou à la collectivité. L’éthique politique serait différente de la moralisation de la politique qui reste une utopie car il ne faudrait pas surinvestir sur l’homme politique qui n’est qu’un simple professionnel de la représentation démocratique, il ne serait pas plus valeureux qu’un autre, et demeure ni plus ni moins soumis au droit commun qui sanctionne tous les citoyens qui demeurent égaux devant la loi. Il ne devrait être jugé que sur sa capacité à respecter les engagements pris.

Pour arriver à un bon exercice de cette représentation, il faudra que le jeu politique arrête de mettre en relation les hommes politiques seuls entre eux. Il faudrait que les populations soient remises au centre de la politique et que la société civile joue son rôle « d’inquisition et de persécution » des hommes politiques tentés de détourner leur charge de représentation à des fins personnelles.

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b) L’éthique politique serait la fidélité au projet de société, correspondant à l’idéal de vie que l’homme politique se propose de construire. Cela induit une transparence dans ses rapports avec les populations en terme d’adé-quation entre le discours politique et la pratique qui la sous-tend. Ainsi, il n’y aurait pas d’éthique en soi, elle est matérialisée par un projet politique. Aussi, tous les courants de pensée peuvent avoir leur éthique. Par contre, ce qui s’inscrirait en dehors de toute éthique c’est de brandir un drapeau auquel l’on ne croit pas.

c) L’éthique politique correspond à une façon de vivre l’action politique, un mode de pensée en rapport avec un code de conduite qui permet à l’homme politique d’atteindre ses objectifs sans renoncer aux valeurs humaines universelles comme l’honnêteté, la franchise, la courtoisie, ainsi que celles liées à notre culture positive comme la sacralité de la parole donnée.

Cependant, une petite minorité des enquêtés a évoqué « une incompatibilité de fait des deux concepts, à moins de s’inscrire dans une démarche utopique car en politique, les intérêts en cause sont vitaux et les enjeux sont si importants qu’on pourrait parler de réflexe grégaire de conservation du pouvoir qui fait très mauvais ménage avec l’éthique ». Cependant, pour les tenants d’une telle conception, « il faudrait réglementer les comportements dans le cadre de lois qui sanctionnent les faits politiques considérés comme délictueux comme cela se passe dans les pays développés. Un des enquêtés tenait ces propos fort pertinents à ce sujet : « Ce n’est pas que les politiciens européens ou américains soient plus vertueux que leurs homologues africains, l’assas-sinat de Kennedy, le Watergate ou plus récemment la mise en examen régulière de grandes personnalités politiques françaises de tout bord ou encore les faux bulletins de santé de Mitterand sont des exemples de la fausse asepsie des mœurs politiques des pays développés. La

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grande différence par rapport au contexte africain c’est qu’il existe une réglementation stricte qui sanctionne les comportements non éthiques, ils sont définis clairement par la loi et la séparation du pouvoir judiciaire du pouvoir politique permet l’application neutre de ces sanctions auxquelles s’ajoutent celle de l’électorat. Les hommes politiques des pays développés sont contraints à l’éthique sous peine de programmer leur disparition prématurée de la scène politique et de répondre de leurs actes politiques délictueux devant la justice. »

Il s’agirait donc de codifier l’éthique en politique par la promulgation de lois qui s’appliqueraient à tout homme politique y contrevenant. Pour se faire, cela suppose une indépendance de fait entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire. C’est dans ce sens que la question de l’éthique politique est fondamentalement une question de démocratie.

Cependant, on pourrait se demander si la seule codification juridique des règles de comportements suffit à garantir l’éthique politique sans référence aux droits élémentaires de la personne humaine. Peut-on admettre dans le jeu politique des acteurs qui fondent leur discours et leur action sur l’inégalité des races ou la haine. Pendant que les propos racistes sont sanctionnés par la loi dans les pays européens, des partis politiques sans contrevenir aux règles d’éthique politique posées fondent leur programme sur le racisme. C’est là un point de connexion qu’on ne saurait ignorer entre la morale et l’éthique politique. Cependant, la morale étant fortement liée au contexte culturel (en Arabie Saoudite, il n’est pas immoral de considérer les femmes comme inférieures aux hommes), il faudrait plutôt s’appesantir sur la nécessité pour l’éthique politique de poser comme postulat de départ le respect des droits fondamentaux de la personne humaine. C’est également là que l’éthique politique doit être perçue comme une dynamique qui s’adapte perpétuellement aux avancées démocratiques qu’elle doit accompagner et même renforcer.

Pour qu’elle soit effective, l’éthi-

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que politique doit trouver un écho favorable au niveau des populations qui devraient en faire un critère déterminant pour les choix électoraux. Si tel était le cas en Afrique, comment comprendre le retour démocratique (par voix des urnes) d’anciens dictateurs qui ont ruiné leur pays et assassiné des opposants. Plus près de nous, des personnalités politiques impliquées dans des scandales financiers ont brigué et gagné des postes de maires lors des dernières élections. Cela renforce les propos d’un enquêté qui estime « qu’il s’agit d’un marché de dupes : l’électeur qui vend sa voix sait qu’il n’aura pas plus que ce qu’il a reçu, il ne s’attend pas à ce que ses aspirations soient défendues, d’ailleurs, il n’hésite souvent pas à vendre sa voix à plusieurs candidats, le politicien qui investit pour obtenir des voix estime qu’il est quitte de tout compte une fois qu’il a payé. Ainsi, chacun s’en va avec l’assurance d’avoir réalisé une bonne opération et il n’y a pas de service après-vente: l’heureux élu n’a de compte à rendre à personne. »

A notre avis, c’est pourquoi la promotion de l’éthique politique nécessitera la participation de toute la société à l’édification d’une culture politique saine.

2. L’appréciation des mœurs politiques au Sénégal et la responsabilité des hommes et des femmes dans la situation actuelle

Tous les enquêtés ont stigmatisé sévèrement les mœurs politiques qui prévalent au Sénégal. Ils les ont tour à tour caractérisé de mauvaises, débridées et difficiles. Les hommes politiques solliciteraient des mandats de représentation collective et s’en serviraient pour des intérêts purement privés. De toute façon, il n’existe pas de termes de référence de la représentation populaire car les suffrages ne s’expriment pas selon des programmes politiques. L’argent est le maître-mot du dispositif politique, il sert à l’achat collectif des voix électorales et organise les transhumances politiques au point où il ne serait pas exagéré de parler de nomadisme politique au sein de la classe politique sénégalaise. « Les valses » entre le gouvernement et l’opposition

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de certains partis politiques en dehors de toute considération programmatique ou idéologique auraient beaucoup contribué à la déliquescence des mœurs politiques au Sénégal, au point même d’installer une confusion dans les concepts politiques : certains partis du gouvernement continuent de se qualifier de « partis d’opposition au parti socialiste » avec lequel ils partagent pourtant le même gouvernement. A ce rythme, diront certains enquêtés, on assistera à terme à une reconstitution de fait du parti unique.

Cet état de fait expliquerait le rejet, voire le dégoût des Sénégalais face à la politique, ce qui se traduit par les faibles taux de participation aux différentes consultations électorales. A cela s’ajouterait le manque de culture démocratique de certaines directions ou leaders politiques qui font peu cas de l’opinion de leurs militants dont ils braderaient les aspirations pour des considérations personnelles.

Les différentes techniques de contournement de l’expression démocratique ont été citées telles que les pratiques d’inspiration militaire comme le parachutage ou le blindage, ainsi que le transfert des compétences des instances régulières du parti aux mains du secrétaire général lors de l’établissement des listes de candidats aux élections alors que le choix des candidats devrait revenir aux militants de base. Ce manque de démocratie interne serait à l’origine des violences « inter-tendances » lors des investitures de certains partis.

Une telle situation s’expli-querait par le fait que l’intro-duction de la politique au Sénégal par les colonisateurs procède d’une greffe des mécanismes de compétition qui réglementeraient les luttes pour l’accès au pouvoir en Occident sur un système autochtone dont le fonctionnement, les référentiels culturels et idéologiques sont très différents. Après les indépendances, le pouvoir politique en place a poursuivi cette politique coloniale en s’appliquant à maintenir cet héritage qui repose essentiellement sur des pratiques féodales comme la subrogation de droits par les chefferies religieuses, les castes ou la position

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inférieure des femmes.

La majorité des enquêtés estiment que la responsabilité des femmes dans la déliquescence des mœurs politiques est beaucoup moins engagée que celle des hommes qui, en réalité, sont les instigateurs des manœuvres politiciennes ourdies dans les hautes sphères politiques, même si les femmes sont souvent les « hommes de main » manipulées pour l’exécution des basses besognes, car elles sont « les plus pauvres parmi les pauvres », et de ce point de vue, les plus vulnérables.

Néanmoins, il a été noté avec pertinence que rarement une femme aura pris la tête d’une migration politique pour des divergences non programmatiques, ce qui prouverait qu’elles sont plus attachées à leur politique. Le cas de Mata Sy a été évoquée : cette responsable de premier plan du parti socialiste est maintenue au second rôle dans la région du Sine Saloum malgré sa forte représentativité qui devrait lui valoir mieux que son actuel statut. En dépit de ce fait, elle est restée fidèle à son parti pendant que certains de ses homologues hommes, pour les mêmes raisons, s’en sont allés rejoindre le PDS qu’ils ont pourtant toujours voué aux gémonies.

Sur cette même question, on se souvient en 1990 de la profession de foi des femmes de la CONACPO (Conférence Nationale des Chefs de Parti de l’Opposition qui organisa le boycott des élections municipales de 1990) qui s’étaient promis de rester ensemble même si le cadre unitaire devait disparaître. Ce vœu sincère ne sera pas exaucé.

3. L’implication actuelle des femmes dans la vie politique

Tous les enquêtés s’accordent à dire que « ce sont les femmes qui élisent » pour souligner leur implication massive dans les tâches de mobilisation politique. Ils notent que la légitimité du pouvoir « des hommes qui décident » puise sa source dans le suffrage des femmes. Les femmes constituent les bases naturelles des partis où elles reproduisent la configuration de

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leurs réseaux de regroupement traditionnel. D’ailleurs, pendant longtemps les « mbootay » (associations traditionnelles très anciennes regroupant les femmes de la même classe d’âge) et les structures politiques de base de l’ancien parti unique ne formaient qu’une seule et même entité, la « mère de mbootaay » traditionnellement la plus ancienne du groupe est devenu la « mère du comité » (terminologie aujourd’hui consacrée). Ainsi, en actionnant un seul et même levier, les hommes politiques parvinrent à récupérer à des fins politiques les capacités traditionnelles de mobilisation des femmes, à la différence que la mère de comité n’est plus forcément la plus âgée du mbootay, mais la plus douée de capacités d’agitation et dotée de moyens matériels.

Cependant, leur implication au niveau des instances de décision est timide, même si beaucoup d’enquêtés notent depuis quelques années un bon qualitatif important : jusqu’aux années 80, elles faisaient uniquement office de masse de manœuvre électorale, de piquets décoratifs de meetings, de bancs d’applaudissement et se spécialisaient dans l’invective et les attaques personnalisées qui rappelaient les séances traditionnelles de « kharkhar » dira un enquêté pour renforcer la thèse de l’utilisation de nos référents traditionnels dans l’arène politique.

Au fil des années, les femmes se sont « bonifiées », elles ont acquis plus de responsabilités dans les partis même si elles restent encore confinées dans le ghetto des « Mouvements de Femmes ». Au niveau des appareils politiques, peu d’entre elles occupent des postes stratégiques qui sont de fait monopolisés par les hommes. A de rares exceptions près, toutes les femmes siégeant dans les bureaux politiques y sont au titre de responsables du « mouvement national des femmes ». Dans le gouvernement, la tendance n’est pas différente, elles occupent depuis toujours des fonctions proches de celles qui leur sont naturellement dévolues par la société.

Ainsi, on retrouve de manière nette une reproduction au niveau

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politique des schémas classiques de répartition des rôles entre les sexes.

De toute façon, dira une femme responsable politique, les partis sont organisés de telle manière qu’une femme « normale » ne peut y occuper longtemps de hautes responsabilités, les réunions se terminent à des heures où il est socialement et culturellement indécent d’être dehors pour une femme, pendant le mois de ramadan, les réunions se terminent quelques dizaines de minutes avant la coupure du jeûne, le temps pour chacun d’arriver chez lui à l’heure, les femmes qui s’occupent des repas ne peuvent évidemment pas être à de telles réunions. Il faut à la limite renoncer à une partie de sa féminité pour assumer des responsabilités politiques.

D’autre part, les partis fonctionnent selon des modèles très hiérarchisés, or les modes traditionnels d’organisation des femmes comme les tontines, mbootaays ou n’deye-dické sont plus égalitaires et peut-être plus démocratiques ; en tous les cas, ils fonctionnent sur des modes moins antagonistes et plus consensuels.

Aussi, entre l’instrumen-tation politique des femmes et leur adaptation forcée (au prix de renoncements déchirants) aux mécanismes de fonctionnement actuels des partis politiques, la juste participation des femmes à la vie politique est encore à trouver.

Selon la majorité des enquêtés, de toute façon, l’implication quantitative finira bien par induire indirectement une amélioration appréciable des conditions de vie des femmes, car, dira un enquêté « c’est plus par coquetterie électorale envers les villageoises que par souci pour leur bien-être que les politiciens leur installent des forages et des moulins à mis, car leurs voix sont incontournables ». Ainsi, de plus en plus les hommes politiques seront obligés de tenir compte des revendications des femmes. A ce sujet, il faudrait qu’elles soient plus exigeantes dans la définition « des critères d’éligibilité à l’obtention de leurs suffrages ».

4. La capacité des femmes à être porteuses d’une autre manière de faire la politique

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Il faut signaler que la grande majorité des enquêtés ont tenu à souligner que la vertu, l’éthique ou la morale sont des valeurs du genre humain, et ne peuvent en aucun cas être l’apanage d’un sexe ou de l’autre. D’autre part, au nom de l’égalité naturelle des sexes, ils ont précisé que tous leurs propos sur cette question relèvent d’une analyse empirique et même intuitive qui doivent être relativisés en rapport avec le contexte culturel et social. Autrement dit, rien sur cette question ne pourrait être démontré scientifiquement car s’il est vrai que les hommes sont pour l’essentiel les auteurs des scandales politiques, il ne peut qu’en être ainsi puisqu’ils occupent de manière hégémonique la scène politique. Lorsque les femmes seront aussi représentées que les hommes à tous les niveaux politiques, une analyse comparative tranchera définitivement la question. Cependant, pour plusieurs raisons d’ordre culturel et social, les femmes pourraient largement bénéficier du doute.

Lorsque l’on se penche sur les statistiques du Ministère de la Justice, on constate une forte sous-représentativité des femmes dans la population carcérale ; les rapports des agences d’appui au développement sont formelles : les femmes sont meilleures débitrices que les hommes, elles remboursent beaucoup mieux que les hommes les crédits qui leur sont alloués et en font un meilleur usage.

Leur fonction sociale d’éduca-trice les rendrait plus réceptives aux questions liées à l’éthique et à la morale. D’autre part, les processus de socialisation auxquels elles sont soumises les prédisposent à plus de tolérance et les dote de capacités de négociations évidentes dans des sociétés fortement phallocratiques où les rapports de forces sont en leur défaveur. Etant socialement très vulnérables, elles sont particulièrement soucieuses de leur image et de leur honneur car la société est sans pitié envers elles et les juge avec infiniment plus de sévérité que les hommes. Aussi, ont-elles intérêt à avoir un comportement exemplaire, y compris en politique, où el-

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les entrent en compétition avec des hommes et sont par ce fait davantage exposées.

Toutes ces qualités « sociales » transposées dans l’arène politique pourraient humaniser, pacifier les mœurs politiques.

Cependant, une minorité d’enquêtés estiment que les femmes, pour l’instant, n’affichent pas de comportements différents de ceux de leurs homologues hommes. Pour étayer de tels propos, ils ont rappelé le cas d’une politicienne célèbre qui n’a eu aucun scrupule à détourner les milliards d’une association caritative, et ils ont fait remarquer qu’aucune des ministres-femmes ne s’est particulièrement signalée pour sa gestion saine des fonds publics. D’autre part, « les crépissages » de chignons auxquels on assiste lors des renouvellements des « instances de femmes » ne sont pas moins regrettables que ceux des hommes, à la seule différence qu’elles n’en viennent pas à sortir des coupes-coupes, mais comme dira avec beaucoup d’humour un enquêté « leurs langues sont tout aussi meurtrières ».

Le fait aggravant, souligneront certains, c’est qu’elles transposent leurs tares propres qualifiées de « tares du genre » dans l’arène politique comme le commérage, les considérations cripto-personnelles ou la jalousie qui rendent invivables et ingérables les mouvements de femmes. Ainsi, les hommes ne font qu’exploiter le plus naturellement du monde un terreau déjà fertile.

Si les femmes ne sont à la tête d’aucune migration politique et paraissent fidèles à leur parti, c’est qu’en réalité, diront certains pour l’essentiel, elles n’ont pas les capacités politiques de marquer et de gérer jusqu’à la rupture des divergences programmatiques ou d’orientation. Elles sont en réalité fidèles à des leaders politiques et ne connaissent que très peu de choses du programme, de la ligne ou des aspirations de leur parti. D’ailleurs, dans leur jargon, on retrouve des expressions du style « je fais de la politique pour Massamba » au lieu de « je suis militante du parti X ».

Cet état de fait s’expliquerait par

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l’absence d’une conscience politique féminine de rupture car le seul discours des femmes-politiques « conscientes » est celui de revendiquer des parcelles de pouvoir alors que leur credo devrait être « on veut être au pouvoir pour l’exercer autrement », sinon quel intérêt particulier y aurait-il à élire une femme à la place d’un homme ? se sont interrogés les tenants de tels arguments.

5. Les stratégies pour une implication qualitative des femmes de nature à améliorer les mœurs politiques

Tous les enquêtés ont souligné la nécessité de renforcer l’implication quantitative des femmes dans la vie politique pour que la quantité induise la qualité, autrement dit, il s’agit de créer un rapport de force numérique en leur faveur de nature à les placer au cœur de la problématique politique. Un enquêté parlait de hordes qui devront faire tomber la citadelle des hommes. Pour ce faire, les personnes interrogées ont recommandé au préalable l’élaboration de programmes d’information et d’éducation civique en direction des femmes qui ignorent pour la plupart l’importance de leur voix qu’elles n’hésitent pas à vendre pour quelques mètres de tissus « lagos ».

D’aucuns évoqueront la nécessité de favoriser l’émergence d’une conscience politique féminine forte qui apporterait sa propre lecture de la politique: à cette fin, il faudra créer des espaces de rencontre et de solidarité entre les femmes des différents horizons pour l’édification d’une perspective féminine de la politique qui inventera des formes d’organisation politique nouvelles de nature à faire participer pleinement les femmes mais aussi tous les acteurs de la cité à la vie politique dans le respect des droits de la personne humaine, principe auquel les femmes donnent une valeur fondamentale car les procréatrices qu’elles sont attachent une importance capitale à la vie et à la paix.

Cette perspective devra en quelque sorte réinventer des formes nouvelles de démocratie tout en réhabilitant la politique dans ce qu’elle a de plus noble, à savoir la prise en

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charge altruiste des aspirations des populations. L’expertise dont les femmes font preuve dans la gestion permanente des questions de survie des familles les prédisposent à une meilleure compréhension du réel, aussi pourront-elles sortir la politique des cénacles et la dépouiller de ses oripeaux rhétoriciens pour lui donner une expression plus concrète et plus humaniste.

Pour ce faire, certains enquêtés ont évoqué le principe d’une discrimination positive avec l’octroi de quotas réservés aux femmes dans les instances politiques, afin de créer « une pédagogie par l’exemple » et une présence minimum de nature à susciter un effet d’entraînement ; cela rectifierait en quelque sorte les inégalités sexuelles d’origine socio-culturelles, car, disait un enquêté, les femmes en politique ne partent pas sur les mêmes starting-blocks que les hommes, et les quotas ne seraient qu’une forme de compensation méritée, de plus cela permettrait l’émergence d’une masse critique appréciable de femmes politiques leaders capables d’influer sur la vie politique.

Il ne s’agirait pas ‘un traitement de faveur, car comme disaient certains enquêtés, les femmes doivent mouiller leurs maillots autant que les hommes pour obtenir des postes, mais il est plutôt question d’ac-compagner leur participation politique de manière tout à fait transitoire, le temps de l’émer-gence de ce que l’on pourrait appeler une idéologie politique féminine.

Pendant cette étape, les personnes interrogées ont beaucoup insisté sur la nécessité d’accroître le background des femmes par la formation politique en évoquant l’idée de section féminine des écoles du parti ou celle d’uni-versité politique pour les femmes qui mettrait justement l’accent sur les questions d’éthique.

D’autres ont mis l’accent sur le renforcement des capacités de polémique des femmes, certains ont même proposé l’assistance psychologique pour les blinder contre les railleries et les opérations de déstabilisation psychique. C’est en cela qu’est intéressante l’idée de réseaux de femmes politi-

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ques leaders qui les sortiraient de l’isolement qui les fragilise tant.

Mais pour cela, diront toutes les personnes enquêtées, il faudra favoriser la conquête de l’autonomie et de l’indépendance par les femmes qui, pour leur grande majorité, vivent dans un niveau d’oppression qui leur interdit toute expression personnelle. C’est pourquoi la question de leur participation ne peut être séparée de celle de la conquête du pouvoir économique et du savoir par les femmes car la misère et l’ignorance demeurent les principaux obstacles à l’éman-cipation politique des femmes.

La question du féminisme comme mode opératoire de lutte pour la libération politique des femmes a été posée. Pour certains, sa mort était inéluctable, car il s’agissait d’un concept importé qui n’avait aucune chance de prospérer dans un pays africain d’obédience islamique comme le Sénégal, ses apologistes ayant vite fait de baisser les armes devant les réalités de la vie qui consacre dans tous les domaines le pouvoir des hommes.

C’est à notre avis oublier trop rapidement les avancées extraordinaires obtenues par les femmes du monde entier grâce à ce courant d’idées né dans la mouvance des idéaux libertaires de l’après-guerre qui a arraché des victoires importantes comme le droit de vote des femmes ou la libéralisation de la contraception. Chez nous, les précurseurs du féminisme ont eu le courage de secouer les consciences chloroformées par l’idéologie féodale et obscurantiste pour dénoncer le statut inacceptable des femmes dans nos sociétés phallocratiques.

Peut-être aura-t-il manqué à ces premières amazones une certaine capacité à négocier et à trouver des consensus dans un contexte où la confrontation ne pouvait que leur être défavorable. Et si cela était à l’époque la seule manière de secouer le baobab dont les racines puisent leur source dans la toute-puissance du pouvoir des hommes ?

En tout état de cause, cette approche finit par compromettre la griffe

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de cette idéologie qui était avant tout un idéal de liberté pour le genre humain tout entier car elle prenait à rebrousse-poil nos référentiels culturels alors qu’elle aurait gagné à s’en accommoder transitoirement.

Est-ce une raison pour jeter le bébé avec l’eau sale ?

A notre avis, la problématique de la défense et l’élargissement des droits des femmes ainsi que la conquête de nouveaux espaces de liberté et de pouvoir par les femmes est plus que jamais d’actualité. La question de leur émancipation se pose à nos sociétés en quête d’un développement humaniste, juste et durable pour les hommes et les femmes.

L’implication des femmes dans l’arène politique est l’un des plus sûrs moyens de veiller à la prise en compte de leurs intérêts. Cette participation tant quantitative que qualitative doit inaugurer une ère nouvelle dans la culture politique sénégalaise en faisant triompher dans l’arène politique leurs qualités « sociales » que sont le sens de l’honneur, l’altruisme, le respect pour la vie humaine, leur aptitude à la négociation et leur attachement à la paix. Ainsi, elles pourraient redonner à la politique ses lettres de noblesse et la réconcilier avec les citoyens sénégalais.

Reste à savoir si à l’épreuve de l’exercice effectif du pouvoir, les femmes ne développeront pas les mêmes déviances, car comme dirait l’autre, le pouvoir rend fou.synonyme de perfidie.

Nous avons également utilisé l’interview structuré en direction du second échantillon hétérogène qui permet de recueillir librement les points de vue et commentaires par des questions ouvertes et selon les préoccupations qui nous ont paru les plus pertinentes pour traiter de la question, contrairement au questionnaire directif qui, dans une certaine mesure, crée des biais car l’enquêté est enfermé dans le cadre de réponses précodées. Ce type de questionnaire, plus facilement exploitable d’un point de vue statistique, n’était pas à notre avis le mieux indiqué dans le cadre de notre étude qui est essentiellement de type qualitative. Il s’agissait plus de recueillir les points de vue dominants sur la thématique que de connaître les proportions d’enquêtés qui partageraient tel ou tel point de vue.


© Friedrich Ebert Stiftung | technical support | net edition fes-library | Dezember 1999

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