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Jean Monnet et le nouveau visage de l'Europe aprés la Deuxiéme Guerre Mondiale : [allocution ... le 29 mai 1997 ¶a Paris] / Helmut Schmidt. - [Electronic ed.]. - Paris, 1997. - 30 Kb, Text
Dt. Ausg. u.d.T. Jean Monnet und das neue Gesicht Europas nach dem Zweiten Weltkrieg. - Electronic ed.: Bonn: EDV-Stelle der FES, 1998

© Friedrich-Ebert-Stiftung


Mesdames, messieurs !

[SCHMIDT] Au cours de mon existence, j'ai eu la chance de rencontrer de nombreux amis en France. En tout premier lieu, je nommerai naturellement Valéry Giscard d'Estaing, mais aussi Raymond Barre, et François Mitterrand, et Jacques Delors. J'ai éprouvé un grand respect pour Marjolain dans les années soixante et soixante-dix.

Mais le premier Français dont j'ai fait la connaissance, ce fut Jean Monnet. J'ai eu la chance de l'écouter pour la première fois à la fin des années quarante - je ne suis plus tout à fait sûr de l'année, 1947 ou 1948 - à l'occasion d'une petite manifestation à Strasbourg. J'étais déjà convaincu à l'époque - et je lui dois d'avoir considérablement affermi mes convictions - que l'idée de l'intégration européenne était une nécessité stratégique. J'aurais peut-être l'occasion d'y revenir. Jean Monnet est né la même année que mon père, une génération avant la mienne, donc, et, combinée à la perception très fine que sa grande expérience lui donnait de la situation de l'Europe et de ses perspectives, notre grande différence d'âge avait installé dès le départ une distance très nette entre le jeune homme que j'étais - j'avais alors 30 ans - et le vieil homme sage ; une distance que je ressentais profondément, et qui ne me permettait que l'admiration, puis plus tard, la vénération. Après que Monnet ait quitté la haute autorité de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, et fondé son comité, le comité d'action "Pour les Etats Unis d'Europe" - nous l'appelions alors toujours le "Comité Monnet" - il a été pour moi, avec son comité - dont je suis devenu membre en 1955, ou peut-être au début de 1956 - une école extrêmement instructive.

C'est pour une bonne partie à ce comité et à cet homme que je dois d'avoir appris à comprendre les problèmes de l'Europe, les éléments essentiels des solutions à ces problèmes, mais aussi mille autres détails encore. Monnet était un homme non seulement capable de penser dans les grandes lignes, mais qui maîtrisait également tous les détails. On ne peut généralement pas en dire autant des hommes politiques aujourd'hui.

Le comité était en quelque sorte un groupe de discussion privée, composé d'hommes politiques des Etats d'Europe occidentale. Il servait à Monnet de table de résonance où évoquer ses réflexions. C'était un maître compétent, mais aussi plein de tact, qui ne mettait jamais à nu nos faiblesses. Et c'était un brillant inventeur de compromis satisfaisants, entre des intérêts divergents, des conceptions différentes des nations ou des Etats. Sa réflexion procédait par étapes - ce qui est plutôt inhabituel chez un Français. L'Anglais Sir Karl Popper aurait parlé du "peace-meal social engineering". Le terme n'existait pas encore à l'époque. Mais il aurait bien défini Jean Monnet : c'était un homme du Peace-meal engineering, moins du "social engineering", mais davantage du "political engineering". Il ne présentait jamais de projets complets et définitifs ; au contraire il nous a appris, à nous, membres de son comité, à réfléchir en termes de processus et d'évolutions. Sans absolument jamais perdre de vue son grand objectif. Monnet n'avait pas constitué son comité international seulement avec des hommes de même couleur politique. Il s'agissait bien plutôt de réunir des socialistes, des sociaux-démocrates, des libéraux, des conservateurs. Certains des membres étaient des hommes politiques très expérimentés, d'autres, comme moi-même, étaient plus jeunes. Lorsque le Comité Monnet a débuté ses travaux, je n'avais même pas quarante ans - c'est d'ailleurs dans ce comité que Valéry Giscard d'Estaing et moi nous sommes rencontrés pour la première fois. C'est aussi là que j'ai rencontré pour la première fois Edward Heath dans les années cinquante.

Lorsque, quinze ans après, je suis devenu chef du gouvernement à Bonn, par deux fois, Jean Monnet m'a rendu visite, à ma demande, parce que je souhaitais lui demander conseil, et il m'a alors offert ses conseils. A mes yeux, il a été l'homme politique à la pensée la plus limpide, la plus cohérente qu'il m'ait été donné de rencontrer au cours de quarante années de vie politique internationale. Pendant une grande partie de sa vie, Monnet aura été à mes yeux un homme politique, mais il fut un homme politique sans office et sans mandat. Il n'a exercé un mandat public officiel que pendant relativement peu de temps, à Bruxelles. C'était au fond un homme sans pouvoir. Mais c'était un homme qui élaborait des idées et des réflexions, et qui ensuite choisissait les personnes qui avaient elles-mêmes suffisamment de pouvoir et d'influence pour concrétiser ses idées : c'est là une démarche tout à fait inhabituelle en politique.

C'est ainsi qu'est né en 1950 le Plan Schuman, puis de même quelques années plus tard le Plan Pléven, condamné à l'échec à Paris en 1954 (mon propre parti s'en était alors réjoui - moi, j'étais atterré). Dans les deux cas, Monnet s'est effacé, laissant les honneurs publics à Robert Schuman et à René Pléven. Pour lui, les avancées concrètes passaient loin devant la satisfaction de la vanité humaine. D'ailleurs, si j'analyse bien les choses - depuis le milieu des années cinquante, nous avons du commencer en 1955, je crois - le Comité Monnet a en fait ouvert la voie à Euratom, puis au Traité de Rome et au marché commun.

Par la suite, Jean Monnet s'est concentré sur l'élargissement de la Communauté économique européenne, la CEE, et tout particulièrement sur la participation et l'adhésion de l'Angleterre, qui lui tenait à coeur. Nous avons alors été confrontés à deux problèmes majeurs : il fallait dans un premier temps convaincre la classe politique française de revenir sur la décision de principe prise par le Général de Gaulle au début des années soixante à l'encontre de l'Angleterre, c'est à dire lever le veto opposé par le Général à l'adhésion britannique. Mais il fallait aussi par ailleurs, et c'était l'autre problème, amener les Anglais à vouloir à nouveau demander leur adhésion, après l'échec de Harold McMillen face à de Gaulle au début des années soixante. Et ce n'est ainsi qu'à la fin des années soixante - après la mort du Général - que son successeur Georges Pompidou, et à Londres, Edward Heath, ont fait entrer la Grande Bretagne dans la Communauté.

C'est en 1977 que j'ai reçu pour la dernière fois une lettre personnelle de Jean Monnet. Il avait 87 ou 88 ans à ce moment-là, et cette fois aussi, comme de nombreuses fois auparavant, une bouteille de Cognac accompagnait sa lettre. Il avait pour coutume, au moment de Noël ou à l'occasion des anniversaires, de nous adresser une petite lettre et d'y joindre une bouteille de Cognac Monnet. Je suis personnellement davantage amateur de Whisky que de Cognac. Mais il s'est toujours trouvé chez moi des amis pour savourer le Cognac de Jean Monnet. Il nous a quitté deux ans plus tard, et le Président de la République Française, Valéry Giscard d'Estaing et le Chancelier de la République Fédérale d'Allemagne, moi-même, avons participé ensemble à ses funérailles.

J'ai récemment retrouvé une de ses lettres, datée de mars 1967. Elle contenait une esquisse des progrès psychologiques et politiques accomplis dans la construction de l'intégration européenne, des Communautés européennes depuis le Plan Schuman, et elle disait textuellement ceci : "Ces progrès rapprochent considérablement de leur concrétisation l'adhésion de l'Angleterre au marché commun, la mise sur un pied d'égalité de l'Europe Unie et des Etats-Unis, la coexistence pacifique entre l'Est et l'Ouest, l'unification de l'Allemagne aujourd'hui divisée, et enfin, la mise en place d'un ordre de paix". Tels étaient les propos visionnaires de Jean Monnet, dans cette lettre qu'il m'adressait en 1967, il y a aujourd'hui trente ans.

Monnet a toujours eu le regard tourné vers l'avenir. Et de fait, au fil des décennies, pratiquement tous les problèmes anticipés par jean Monnet ont su trouver leur solution. D'ailleurs, lui-même était un homme qui a toujours enjoint à la patience, tant il savait que seule la fine goutte qui frappe régulièrement la pierre finit par la creuser, comme dit un proverbe allemand. Pour moi, Mesdames et messieurs, il est certain que sans cet homme opiniâtre, et à la fois si modeste, sans cet homme doué d'une vision sûre de l'avenir et d'une perception précise de ce qui était possible à chaque moment du présent, sans lui, nous ne serions pas parvenus là où nous sommes aujourd'hui. Sans Jean Monnet, il n'y aurait pas eu l'extraordinaire efficacité de la coopération entre Paris et Bonn, commencée dans la première moitié des années soixante, et qui dans les années soixante-dix, lorsque Valéry Giscard d'Estaing et moi-même dirigions nos gouvernements respectifs, a atteint un certain sommet, ou peut-être vaut il mieux parler d'un haut plateau. Certaines des idées de Jean Monnet ne sont pas encore réalisées, comme par exemple l'abandon du principe des décisions à l'unanimité. Il faut attendre. Peut-être y parviendra-t'on bientôt à Amsterdam ; il faudra vraisemblablement attendre encore davantage.

En ce qui concerne la création d'une monnaie européenne - là aussi, une idée de Jean Monnet - nous avons malheureusement vu au début des années quatre-vingt-dix comment la mise en avant futile du prestige national de quatre gouvernements (à Rome, Paris, Londres et Bonn) a pratiquement détruit le système monétaire européen auquel Valéry Giscard d'Estaing et moi, nous fondant sur l'idée de Monnet, avions donné le jour, et dont nous supposions que l'ECU - qui, au cours des années quatre-vingt, avait tout à fait trouvé sa place sur les marchés financiers internationaux et les marchés mondiaux des capitaux - constituerait le noyau ou le point d'ancrage de la future monnaie commune. Malheureusement, tout cela s'est arrêté en 1992/93, du fait du peu de discernement de gouvernements qui ont cru donner naissance à quelque chose de bien meilleur grâce à leur Traité de Maastricht.

Peut-être en est il ainsi. Mais ce-faisant, ces gouvernements ont accepté qu'entre l'entrée en vigueur de la monnaie commune, l'EURO, et la destruction de l'ECU et du S.M.E., s'écoulent sept années de confusion, se tienne la foire annuelle des vanités, particulièrement à Francfort et à Bonn, mais pas seulement à Francfort et à Bonn. Pour autant, je suis a peu près sûr que nous arriverons à l'EURO au premier janvier 1999. Les choix de politique européenne que fera le prochain gouvernement, qui se mettra en place après le scrutin de dimanche prochain ici à Paris, auront à cet égard un petit rôle à jouer.

Donc, au fond, je suis très optimiste, notamment pour ce qui est de la participation de l'Italie à l'Union économique et monétaire dès le commencement ; d'ailleurs, cela serait allé de soi pour Jean Monnet. Optimiste donc, parce qu'au fond la Communauté européenne - intitulée plus tard Communauté économique européenne, puis plus tard encore Union européenne, a déjà surmonté cinq crises internes graves. La première crise a suivi l'échec, dont j'ai déjà parlé, du Plan Pléven, qui visait en 1954 à instituer une Communauté européenne de défense. Toutes les crises ont été surmontées, parce que les dirigeants politiques ou - pour employer ce terme élégant - les hommes d'Etat, se sont finalement souvenus des intérêts stratégiques vitaux pour leurs nations respectives, qui sont à la base de tout le projet européen. Certains ont eu besoin d'un peu plus de temps, de quelques années, pour reconnaître et accepter ces intérêts stratégiques, et pour agir en conséquence. Quelques autres les ont compris beaucoup plus vite.

Je voudrais rappeler ces motifs stratégiques, tels qu'ils sont apparus au cours des décennies : pour Jean Monnet - comme pour Winston Churchill dans son discours de Zurich à l'automne de 1946 - il y eut certainement à l'origine un double motif. D'une part, ériger une barrière contre l'expansionnisme stalinien et contre l'avancée de l'idéologie communiste dans le Sud de l'Europe - y compris en France - et d'autre part, rattacher l'Allemagne à un ensemble plus grand. L'Allemagne, à l'époque, c'était l'Allemagne de l'Ouest, avec ses quelques 40 millions d'habitants ; aujourd'hui, c'est une Allemagne unifiée d'environ 80 millions de personnes. Le rattachement de l'Allemagne, notamment à elle-même, est encore plus important aujourd'hui qu'alors. Monnet était un de ceux - tout comme d'ailleurs Churchill - qui ont su dès le départ que cela ne pouvait fonctionner que si les Français étaient eux aussi près à se rattacher à cet ensemble. Je veux dire par là que, Churchill étant un Anglais, il avait clairement fait comprendre que l'Angleterre ne serait pas de la partie, puisque l'Angleterre, elle, avait le Commonwealth. On pourrait encore aujourd'hui entendre des propos similaires dans la bouche de certains hommes et femmes politiques anglais.

Au cours des années soixante, un autre motif stratégique est venu s'ajouter : celui de la stratégie économique ; chacun en Europe comprenait que la participation au marché commun présentait pour l'économie nationale des avantages économiques considérables, qu'il n'aurait pas été envisageable d'obtenir en faisant cavalier seul. D'ailleurs, beaucoup plus tard, c'est aussi l'avantage économique qui motivera l'adhésion de l'Autriche, de la Suède ou de la Finlande.

Au cours des années quatre-vingt-dix - à l'ère de la "mondialisation" de l'économie - un quatrième motif économique est venu se greffer aux précédents. Il faut avoir clairement à l'esprit ce que le terme de mondialisation signifie en réalité, et ce qu'il dissimule peut-être. En effet, plusieurs facteurs ont conduit à ce phénomène de la "mondialisation".

Le premier d'entre eux, c'est l'incroyable avancée technologique réalisée, par exemple dans le domaine des transports (transport de containers à travers les océans, ou transport aérien), mais plus encore dans le domaine des télécommunications, avec l'utilisation du satellite et de l'ordinateur, auxquels s'ajoutent les progrès techniques surprenants des flux financiers qui s'écoulent à travers le monde, 24 heures sur 24, avec ces brillants jeunes gens en bras de chemise, accrochés à leurs écrans de contrôle pendant la journée, et qui dorment la nuit avec leur téléphone portable posé sur l'oreiller, pour pouvoir à tout instant agir et réagir. Le premier facteur de la mondialisation, c'est donc le progrès technologique à l'échelle planétaire.

Le deuxième facteur, c'est le fait que le nombre d'acteurs de l'économie mondiale a doublé - phénomène enclenché dans les années quatre-vingt, mais qui s'est emballé au début des années quatre-vingt-dix. Lorsqu'au milieu des années soixante-dix, nous avons - je dis nous, mais je veux parler du Président français et du Chancelier allemand - institué les sommets économiques mondiaux, face à une crise économique mondiale, à l'explosion des prix du pétrole et du gaz naturel, on pensait de facto à l'économie du monde occidental, à une poignée d'Etats de l'OCDE et au Japon. A l'époque, on n'appelait encore la Corée et Taiwan que les "little tigers". Entre temps, les tigres ont parfaitement atteint leur taille adulte. Depuis, toutes les anciennes républiques de l'Union Soviétique sont aussi devenues autant d'acteurs de l'économie mondiale, comme tous les Etats de l'ancien "Comecon", le "Conseil d'assistance économique mutuelle" ; je ne citerai que la Pologne, l'ancienne Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, etc. Mais plus important encore : grâce à Deng Xiaoping, la Chine, avec sa population de 1 milliard 200 millions d'habitants, participe également à l'économie mondiale, et l'Inde, avec ses 900 millions d'Indiens, est également en train de devenir un facteur de l'économie mondiale.

En Allemagne, la majorité des logiciels qui alimentent nos ordinateurs sont produits en Inde. Depuis longtemps, nous avons la haute technologie qui nous vient du Japon, et bientôt, nous verrons, dans vingt ans tout au plus, que même des biens d'investissement d'une grande technicité, comme des avions à réactions destinés au transport de passagers, seront fabriqués en Chine, et avant cela, nous aurons vu les avions à hélice produits en Indonésie. Ceux-là seront moins chers que ceux produits à Eindhoven.

A ces facteurs s'ajoute l'explosion démographique mondiale, en particulier au cours de la deuxième moitié du XXème siècle. Au début de ce siècle, nous étions 1,6 milliards d'habitants sur terre, aujourd'hui, nous sommes près de 6 milliards d'humains : la population de l'humanité a quadruplé en un seul siècle ! c'est inimaginable ! le Monde devient de plus en plus petit. Tout cela se résume en un mot : la "mondialisation". Mais il faut encore citer un autre facteur important de la mondialisation : la très ample libéralisation, au fond tout à fait sensée et logique, de la circulation des marchandises et des services, des capitaux et des flux financiers. Tout à fait sensée, disais-je, parce qu'elle entraîne une meilleure répartition du travail dans le monde. Mais la mondialisation conduit aussi des nations, qui se satisfont de salaires inférieurs et de prestations sociales inférieures, à se satisfaire de prix inférieurs pour la vente de leurs produits et de rémunérations inférieures de leurs marchandises et de leurs services. Mais nous ici, en France, en Allemagne, en Belgique, en Hollande, dans d'autres parties d'Europe occidentale, nous sommes habitués à des salaires élevés et à un niveau élevé de prestations sociales, et nous nous apercevons soudain que nous ne pouvons pas suivre tous ceux qui fabriquent des produits d'aussi bonne qualité que les nôtres - à Plzen, à Prague, à Shenzen, à Canton, Séoul ou Taipeh, mais qui les produisent moins chers. Nos hommes politiques sont comme le boeuf devant la porte fermée de l'étable, et ne savent pas comment ouvrir cette porte.

Parallèlement à la mondialisation apparaît une nouvelle configuration du pouvoir dans le Monde. De nombreux Américains s'imaginent que, en élargissant par exemple l'OTAN, leur instrument, mais aussi par d'autres moyens, les Etats-Unis pourront rester la seule superpuissance du XXIème siècle. Je crois que cette idée relèvera à jamais du domaine de l'imaginaire. Ces Américains oublient en effet que la Chine est en train de devenir une puissance mondiale, et que dans vingt ans, l'économie chinoise et le volume des exportations chinoises (et pas seulement des importations) seront les mêmes que ceux du Japon ; dans trente ans, ceux des Etats-Unis ; et peut-être dix ans plus tard, leur volume sera-t'il équivalent aux volumes réunis des exportations et des importations de l'Union européenne. Ne pas considérer la Chine comme une puissance mondiale, c'est commettre une grave erreur, qui peut conduire à des "bévues" stratégiques dans les prochaines décennies. De la même façon, c'est commettre un impair funeste que de ne pas comprendre que, en dépit des immenses difficultés internes qu'elle connaît actuellement - qui dureront peut-être vingt-cinq ans, mais peut-être aussi cinquante ans - la Russie est et reste une puissance mondiale. Ne serait-ce que du fait de l'immensité de son territoire. Il regorge de pétrole et de gaz naturel, et de nombreux autres minéraux ni encore explorés, ni déjà exportables. En outre, la Russie totalise encore bien plus de dix milles armes nucléaires. Il serait tout aussi erroné de croire que le Japon va perdre son rôle de puissance financière mondiale, même si le pays connaît aujourd'hui de graves difficultés, dont d'autres se réjouissent secrètement.

Dans cette économie mondialisée et face aux cartels de puissances mondiales qui ne vont pas manquer d'apparaître, des pays comme la Hollande, ou la Belgique, ou l'Italie, ou la France, ou l'Allemagne, ou la République Tchèque, ou la Pologne ne pourront plus défendre efficacement tous seuls leurs intérêts. C'est tout à fait exclu ; même si de nombreux Français, et plus encore d'Anglais, considèrent encore aujourd'hui leur pays comme une puissance mondiale.

Mais il faudra aussi ne pas abandonner nos propres intérêts, notamment dans les domaines qui pourraient revêtir une importance toute particulière au cours des prochaines décennies : l'entretien de notre atmosphère et l'entretien des océans et de l'eau. Mais déjà dans des domaines beaucoup plus flagrants - comme le système monétaire mondial, le contrôle des marchés financiers spéculatifs à travers le monde, et même dans le traditionnel domaine conflictuel de la politique commerciale, sur le terrain du désarmement, dans nos efforts pour empêcher les ventes d'armes et le commerce des blindés et des avions militaires - les Etats d'Europe, petits et moyens, dont nous faisons partie, ne seront pas en mesure de défendre efficacement leurs intérêts face aux géants, s'ils le font isolément et chacun pour soi. C'est là un nouveau motif stratégique, une raison supplémentaire de poursuivre l'intégration européenne. Véritablement, on se doit d'admirer la perspicacité de Jean Monnet, dont je vous ai lu tout à l'heure cette lettre dans laquelle il évoque l'égalité de droits entre l'Europe unie et les Etats-Unis d'Amérique. Aujourd'hui, il ajouterait : et la Chine - et la Russie.

Je n'ai jamais été un idéaliste européen. Je me dois de vous l'avouer. J'ai été et je reste un partisan de l'intégration européenne parce que j'y vois l'intérêt de mon propre peuple. C'est aussi dans l'intérêt de son propre peuple que Jean Monnet était partisan de l'intégration européenne. Ce n'est pas un rêve romanesque - Monnet savait calculer, la tête froide - ce sont bien les intérêts vitaux des Français et des Allemands qui ont érigé l'édifice "Union européenne". C'est pour cet intérêt vital que les hommes d'Etat, à travers toutes les crises, ont toujours fini par trouver une issue raisonnable, qui permettait d'aller de l'avant. C'est encore ce qu'ils feront avant le 1er janvier 1999, lorsqu'il s'agira de mettre en oeuvre la monnaie commune européenne, l'EURO. Cet inextricable Traité de Maastricht, si compliqué, et qui contient aussi des éléments superflus, leur fournit l'instrument approprié. Que celui qui ne me croît pas encore feuillette lui-même le Traité en rentrant chez lui ce soir, et lise les articles 104c et 109. Il n'y est fait aucune mention de "respect strict" du taux de 3,0 % pour le déficit public. Il n'y est pas plus fait mention de "respect strict" d'une limite de 60% pour la dette publique. Ce que dit ce Traité, c'est que le Conseil européen (c'est à dire les chefs d'Etats et de gouvernements réunis en Conseil européen) doit considérer si un pays qui souhaite participer à la monnaie commune est ou non sur la bonne voie. Voilà qui est fort raisonnable ! C'est pourquoi je vous disais tout à l'heure, qu'à mon avis, l'Italie participera dès le départ à la monnaie commune. C'est en tout cas ce que je souhaiterais instamment, car l'Italie est sur la bonne voie.

Si je vous ai dit que je n'ai jamais été un idéaliste ou un rêveur, je tiens à le souligner à nouveau dans ce contexte : ce que nous avons entrepris sous l'égide spirituelle de Jean Monnet, il y a presque 50 ans avec le Plan Schuman de mai 1950, nous ne l'avons jamais fait avec l'intention de faire fusionner ou d'abandonner de quelque manière que ce soit nos identités nationales, nos langues nationales, nos héritages culturels nationaux. Tout cela, nous voulons le préserver - préserver tous les Etats membres de l'UE ! nous préserver ! Il est vrai que c'est un projet unique en son genre dans l'histoire de l'humanité. Que vous remontiez les millénaires jusqu'à l'Egypte antique ou la Mésopotamie, entre le Tigre et l'Euphrate, ou que vous ne remontiez le temps que d'un peu plus de deux mille ans, à l'époque d'Alexandre le Grand, ou de deux mille ans jusqu'à l'empire Romain, ou que vous ne remontiez le temps que de 60 ans jusqu'à la période hitlérienne, ou de moins de 60 ans jusqu'à l'impérialisme stalinien : jamais dans toute l'histoire du Monde des peuples n'ont décidé par eux-mêmes et librement de s'unir, non pas sous la pression d'un envahisseur, non pas sous le joug d'un empereur tout-puissant, ni sous la pression d'un dictateur, mais volontairement et librement, parce qu'ils ont compris où réside leur propre intérêt.

Quelles que soient les difficultés qui guettent encore l'intégration européenne, et quel que soit le nombre de crises que nous devrons encore traverser : parce que les principes stratégiques fondamentaux s'imposent désormais dans la conscience des dirigeants politiques - plus lentement chez certains, plus vite chez d'autres, et aussi dans la relève politique - parce qu'il en est ainsi, je ne suis pas du tout pessimiste.

Je voudrais conclure par une dernière remarque sur ce grand Français, Jean Monnet. C'était un metteur en scène ; pas de ceux qui montent eux-mêmes sur les planches pour s'attribuer le premier rôle. Le metteur en scène qui veut monter une pièce de Shakespeare - qu'il s'agisse d'un drame, ou du "Songe d'une nuit d'été" ou de "Comme il vous plaira" - peut être contraint de supprimer quelques répliques du texte de Shakespeare, pour éviter à la pièce certaines longueurs. Il peut choisir de nouveaux décors, et le "Songe d'une nuit d'été" aura l'air très différent de ce qu'il était trente ou quarante ans auparavant. Mais Jean Monnet était bien plus qu'un metteur en scène. Il n'avait d'ailleurs pas besoin de Shakespeare. Le metteur en scène écrivait lui même sa pièce. Il avait tout en tête. Il a inventé lui-même sa pièce, il en a arrondi les rugosités à l'écoute des autres, avant même de présenter la pièce, où avant de présenter l'acte suivant. Sa pièce comprenait de nombreux actes, qui s'enchaînaient les uns aux autres. Il a répété ici, il a essayé là, il a peut-être parfois retiré provisoirement un acte entier, supprimé une scène pour la remplacer par une autre, pour ne pas surprendre ou égarer le théâtre politique du monde. Il était à mes yeux un homme exceptionnel, ce qu'on appelle en Allemagne un sacré bonhomme, un homme de génie.


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